L’écriture est un guêpier ; par Romain Ternaux

Le romancier Romain Ternaux n'aime décidément pas beaucoup les insectes et autres arachnides... après les scolopendres, les punaises de lit, et les scorpions, il s’attaque aux guêpes.

Arche 1263 — Guêpe (04 – 09 – 2018) ; par Romain Ternaux
« Rien que là, je lutte avec mon ordinateur qui n’écrit que des EEEEEEEEEEEEE malgré moi, c’est démoniaque ! La raison ? J’ai renversé une foutue bière à même le clavier, c’est-à-dire à même les circuits électroniques puisque c’est un portable. Et je ne suis même pas bourré ! Un malheureux concours de circonstances, M. le juge ! Je reviens de vacances = de Reims = chez ma mère parce que je suis pauvre et que je n’ai finalement pas pu partir en Grèce pour écrire Le Boloss de Maroussi sur les traces d’Henry Miller, un vague projet auquel je tiens et que je dois reporter.
Reims c’était cool, vraiment, mais c’était un peu l’abstinence. EEEEEEEEEEEEE YYYYYYYYYYYY, ouais quand l’armée des E fait la razzia sur mon écran et que je bourre le clavier de coups de poing pour reprendre le contrôle, ça lui arrive de changer de lettre pour se foutre de ma gueule. N’empêche qu’à la fin, c’est moi qui gagne : tout redevient normal, mais jusque quand ? Des fois c’est 5 secondes, des fois une minute, quand j’ai de la chance c’est 1 heure. Mais j’ai l’impression que ça empire. J’aurai l’air malin quand j’aurai perdu définitivement tous mes fichiers, ma quinzaine de romans…
EEEEEEEEEEpk^ziyOTTTarxxx
Amener ce tas de ferraille chez le réparateur me coûterait plus cher que d’en acheter un nouveau. Je l’ai depuis presque dixeeIOTUYe ans et tout est à changer, y compris le chargeur, la batterie, et ce foutu clavier qui ressemble à un champ de ruines. Pas possible de désactiver des touches sans télécharger un logiciel payant (j’ai branché un clavier externe qui fonctionne, mais les intrusions électroniques demeurent), alors j’ai opté pour la manière forte, dite technique Conan le Barbare : j’ai pris une paire de ciseaux et j’ai littéralement explosé la touche Eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeee qui ressemble actuellement aux gravats du World Trade Center. Mais ça ne change rien, je devrais peut-être y faire couler de l’acide sulfurique ?
En tout cas, voici l’histoire : de retour à Paris, je décide d’avancer sur mes projets, une super soirée en perspective devant mon ordinateur, à écrire mes conneries bourré pour échapper à ce monde de barges. Je fais ma sélection au supermarché, prends des bières de clochard pour les acheter en grand nombre, et me permets même une bière de hipster à 3,20 € (quasiment le même prix que dans les bars de bobos). C’était mon erreur, fiez-vous toujours aux clochards plutôt qu’aux hipsters pour éviter de vous faire arnaquer. Je rentre et je pose la canette au logo de moustachu sur la table (la marque c’est "Gustave", au cas où vous voudriez la boycotter) et j’ouvre mon fichier en cours pour m’éclater un peu. Je bois une gorgée, pianote quelques mots TT
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Bon, pas ces mots-là – je viens de me péter les doigts pour reprendre la main à grands coups de phalanges. Donc : je pianote sur mon clavier, et une guêpe rentre par la fenêtre que j’ai laissée ouverte parce qu’il fait autour de 30 degrés. J’ai toujours eu peur des guêpes. Je me souviens qu’étant petit, j’avais écrit et illustré au feutre un faux article de journal où une personne mourait étouffée après avoir gobé une guêpe par mégarde, c’était ma grande phobie.
Sauf que là, c’est la réalité et la guêpe vient d’entrer dans la pièce, alors j’essaye de rester calme. Le problème, c’est que je viens d’avaler une gorgée de bière, et que ma nouvelle copine a l’air de se sentir prête pour le baiser de la mort : elle me colle au visage, elle essaye littéralement d’entrer dans ma bouche. Je n’ai pas d’autre choix que de perdre complètement les pédales et de faire de grands mouvements de bras en me levant de ma chaise. Et là, j’entends bonk !
Bonk !?
Je regarde mon ordinateur et je vois la foutue bouteille tombée à l’horizontale qui se déverse sur les touches, quasiment 33 centilitres ! Le pire, c’est que j’ai déjà vécu cette situation, et je sais d’ores et déjà que mon clavier ne va plus écrire qu’en signes cabalistiques… Quelques années auparavant, alors que je faisais le dingo sur Chatroulette complètement bourré avec une bouteille de vodka, ça n’avait pas loupé. Je me souviens qu’il y avait beaucoup de Russes à qui je parlais, ironiquement, et que l’un d’eux se filmait depuis son lit avec sa femme. J’avais aussi eu une discussion de bistrot avec un Brésilien sur le marxisme (parce que j’écrivais mon premier roman sur un aspirant révolutionnaire raté, Croisade apocalyptique), et j’ai même gardé une trace de ce qu’il me racontait :  

without the bourgeoisie, capitalism can not develop and this is a prerequisite for the proletarian revolution, Marx does not deny that the bourgeoisie has a historical importance

(authentique copié-collé depuis Chatroulette).

Je pense que c’est la dernière phrase qu’il m’a écrite avant que je ne renverse la bouteille de vodka sur ce même ordinateur. J’ai aussi noté les noms de John King, que je ne devais pas connaître, et de Mario Prata, un écrivain brésilien dont il m’avait sûrement parlé, et que je n’ai toujours pas lu.
À ce moment, j’étais aussi à Reims et j’avais dû rentrer en catastrophe à Paris, mais j’étais encore sous garantie. J’avais expliqué au type du magasin : Heeeeuuuu, c’est à n’y rien comprendre, les touches de l’ordinateur se sont mises à faire n’importe quoi, sans aucune raison ! Une semaine plus tard, c’était réglé, et ils n’avaient rien détecté. Bizarre, il y avait tellement de vodka dans ce bordel qu’une simple retombée de cigarette aurait suffi à le faire exploser. J’étais bien content, et je m’étais dit que ça n’arriverait plus jamais.
C’était sang compter sur cette salope de guêpe.
Mais c’est dans l’adversité qu’on reconnaît la détermination. J’ai mis 5 fois plus de temps à écrire ce petit texte qu’en temps normal, et ça ne m’a pas découragé.
Je suis fataliste, tout ça devait arriver. Cette guêpe était programmée pour niquer mon ordinateur et entrer dans mon histoire personnelle. Ce qui ne m’a pas empêché de lui exploser sa race après son méfait. Eh quoi, tout le monde a des milliers de fourmis écrasées au compteur, ça fait partie de l’humanité. Dire qu’avec ma mère, on s’était gâché la plupart des repas dans le jardin parce qu’elle ne voulait pas qu’on tue les désormais rares sources de pollinisation. Mon cul ! Si ça se trouve, cette guêpe était l’une des survivantes rémoises, ça se passe toujours comme ça quand vous faites preuve de miséricorde.
Un insecte peut aisément ruiner la vie d’un homme lorsqu’il fait irruption dans les rouages de la technologie.
Ça s’est vu dans le Brazil de Terry Gilliam.
Je suis comme Archibald Buttle, l’anti-De Niro victime du guêpier technologique. »

Se procurer les romans de Romain Ternaux :
http://dubeditions.com/portfolio/croisade-apocalyptique-romain-ternaux/http://www.auxforgesdevulcain.fr/collections/litteratures/lhistoire-du-loser-devenu-gourou/https://images-na.ssl-images-amazon.com/images/I/51GMjQkPjCL._SX321_BO1,204,203,200_.jpg