Le romancier Romain Ternaux n'est pas un dessinateur, mais il écrit comme personne. Alors, il accompagne parfois ses dessins pour le Projet Arche d'un texte inédit. Après ses expériences malheureuses avec les scolopendres et les punaises de lit, il nous raconte un épisode douloureux de sa jeunesse.
Arche 1010 — Euscorpius alpha (26 – 12 – 2017) ; par Romain Ternaux |
« Alors on me dit, Romain, tu te la joues écrivain underground mais
t’es qu’un petit bourgeois ! Tes deux parents sont profs et
quand t’étais enfant, tu passais tes étés en Italie (bon, ça,
personne ne me le dit, mais moi je sais…) N’empêche, on n’y
allait pas en jet privé, loin de là. Les journées entières dans
la vieille Volvo carrée, blanche et bouillante à écouter France
Info, c’était l’enfer. L’inconfort années 90 ! Une fois,
nos jeux en plastique ont carrément fondu dans le coffre, on les a
retrouvés tout ondulés… Ma sœur a déjà fait une insolation,
inconsciente sur son siège arrière, tout le monde a balisé. Le
médecin a prescrit du Coca, et nous, on a acheté un vaporisateur.
Tous à poil dans la bagnole, on se le refilait simultanément pour
s’asperger comme des tortues desséchées.
L’Italie
des vacances, c’était pour rejoindre d’autres profs, passer du
bon temps entre profs, et puis que les enfants de profs jouent avec
d’autres enfants de profs. L’éducation nationale, c’est un peu
comme le star-system version fonctionnaires : on travaille
ensemble, on baise ensemble, on vit ensemble, on procrée ensemble,
on s’éclate ensemble, on se fait chier ensemble, et puis on crève
ensemble. En plus, l’Italie, c’était quand même un haut lieu de
cultûre, proche de la France mais quasi tiers-monde (sans déconner,
mon père m’a déjà offert un serpent en plastique acheté pour
quelques lires à un gamin
des rues). Ç’aurait été dommage de se priver ! On pouvait
passer plusieurs semaines dans de grandes propriétés, et même
planter des tentes et camper.
Parce
que ma sœur et moi, on se prenait trop pour des Indiana Jeunes. La
journée, c’était entraînement dans la piscine gonflable et la
nuit, on était censés dormir dehors, à la dure dans la Quechua.
Vous imaginez, la nuit, en
Italie, ce pays pauvre ?
Mais on était déterminés, on laissait les parents-profs se bourrer
les gueule dans la baraque, et même les autres enfants de profs
dormir dans les chambres pieuses avec les crucifix sur les murs.
Nous, on avait de la trempe !
Bon, en vérité, on a surtout trempé notre froc dès le premier
soir, parce qu’on a entendu parler des scorpions… Qui c’est qui
s’était amusé à nous raconter ça, déjà ? Le vieux
proprio carbonaro ou la bonne sœur de l’église d’à côté ?
J’ai oublié. En tout cas, on s’est mis à flipper, on
s’imaginait que des insectes démesurés allaient entrer dans la
tente par l’entrebâillement de la fermeture éclair. Il suffisait
qu’on évoque cette histoire à la nuit tombée pour qu’on se
précipite vers la maison, hurlant humiliés.
Mais
aucun salut ne nous attendait, bien au contraire. On s’est vite
rendus compte que les scorpions ne se tapissaient pas dans les hautes
herbes façon Le Monde perdu,
mais bien dans les crevasses des murs façon L’Arche perdu !
Ils étaient noirs, ils étaient énormes et ils étaient déterminés.
Il y en avait des milliers ! Ils tombaient du plafond en pleine
journée, alors on n’en dormait plus de la nuit. On avait ricané
devant la chapelle, et on se retrouvait dans le Temple maudit.
Un jour, l’un des parents-profs a écrasé la tête d’un scorpion
sous sa botte. Le monstre continuait de se débattre, il tentait de
piquer la semelle pendant des minutes entières avec sa cervelle
écrabouillée. À ce qu’il paraît, ces saloperies font partie des
espèces les plus résistantes du règne animal, ils pourraient
endurer une attaque nucléaire sans broncher. Moi, je le crois bien
volontiers…
Les proprios mégalos ne voulaient rien entendre, et surtout, ils
voulaient garder leur fric : selon eux, il n’y avait aucun
danger. Ils ne nous avaient pas bien regardés, nous, les enfants de
profs ! Une piqûre et c’était foutu, la chaîne de
l’engendrement des profs par les enfants-de-profs-futurs-profs se
romprait ! Alors, on a éloigné le plus possible les lits des
murs, et on s’est mis à prier bien fort devant les crucifix,
ceux-là mêmes qu’on avait méprisés l’avant-veille. On a
essayé de boucher les fissures du mieux qu’on pouvait, les
parents-profs se relayaient pour surveiller le sommeil de leur
progéniture. C’était un combat sans trêve ! Et il n’y avait
aucun manuel de prof qui expliquait comment survivre parmi les
scorpions. Quand même, on a survécu. Sur le chemin du retour, la
Volvo paraissait presque luxueuse. On s’est empressés de retourner
à la civilisation, dans les livres et le calme, jusqu’au prochain
coup de poing de la réalité. Au-dessus de nous, des avions
vrombissaient pour rejoindre la guerre de Yougoslavie. »
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